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Travail et société : la question du 'sale boulot’
Les liens entre le Travail et la société sont évidents à plus d’un titre : lutte des classes, conditions de travail et conditions humaines, évolution des conflits sociaux, niveau d’éducation d’un pays etc… En ce sens, le champ d’investigation de la psychologie du travail peut se situer à la frontière entre psychologie et sociologie.
L’exemple de l’extermination des juifs
Dans le dernier exemplaire de la revue ‘Travailler’, le comité scientifique nous propose la relecture d’un article de Everett C. Hugues (1) paru en 1962 à la suite des atrocités commises par les autorités allemandes envers le peuple juif. L’auteur se pose alors deux ordres de question : « Un ensemble de questions concerne les honnêtes gens qui n’ont pas eux-mêmes fait le travail. L’autre concerne ceux qui l’ont fait. Mais les deux ne sont pas vraiment séparés, car la question cruciale à propos des honnêtes gens porte sur leur relation à ceux qui ont fait le sale boulot, […] dans quelles circonstances ont-ils laissé les autres faire de telles actions ? »
L’un des éléments mis en avant par les études sur ces phénomènes fut celui des amnésies collectives (portant sur les exactions) et étonnamment rencontrées chez les allemands n’y ayant pas directement pris part. Elles montrèrent qu’il existait des mécanismes complexes par lesquels l’esprit écartait de la conscience les choses déplaisantes et intolérables pour son intégrité et la survie du groupe auquel il appartient.
En s’attachant à définir le niveau de connaissances des ‘honnêtes’ gens sur les horreurs perpétrées dans les camps, les chercheurs comprirent que la plupart des allemands, persuadés de la véracité d’un ‘problème juif’, souhaitait implicitement que d’autres s’occupent de cette question : «qu’un autre s’occupe du sale boulot qu’il ne voulait pas faire et pour lequel il exprimait de la honte ».
Voici donc l’un des ponts directs entre société et travail : ce que la société en tant que ‘vie sociale’ et interaction entre les vies de plusieurs individus, produit de dérangeant, elle charge d’autres de s’en occuper au travers d’activités honteuses ou moralement répréhensibles : le ‘sale boulot’.
Les ‘sales boulots’ modernes
Bien sûr, les cruautés envers les juifs qui constituaient le ‘travail’ des SS et des ‘soldats’ des camps de la mort, sont des exemples extrêmes de ‘sale boulot’. Pour autant, le mécanisme social par lequel certains sont désignés pour s’occuper d’une tâche dont la société sait qu’elle doit être faite mais dont elle ne veut pas se charger, ce mécanisme là est toujours présent.
Il suffit pour s’en rendre compte de constater l’état de nos prisons et des conditions de vie des prisonniers qui se suicident dans la plus grande indifférence, de remarquer l’isolement grandissant des personnes âgées, le peu d’actions engagées en faveur des SDF et des plus pauvres…
Dans le même temps, les discours de ceux qui souhaiteraient réellement se donner les moyens d’agir pour ces ‘exclus’ de la société, suscitent toujours autant de critiques sous-entendant des idées récurrentes à propos de la fainéantise, de la malhonnêteté de ces individus ou que sais-je encore…Tout se passe comme si ceux qui représentent la mort, la maladie, le handicap… étaient porteurs d’un virus susceptible de se transmettre. On constate donc que, ce qui dans la vie de la société renvoie les individus à Thanatos reste dans la négation : maladie, saleté, handicap, vieillesse… tous ces éléments tournent en effet autour de la mort, des excréments, des déchets.
Ces métiers (agent des pompes funèbres, éboueur, agents des morgues, aide-soignants auprès des personnes âgées, les travailleurs des abattoirs…) suscitent donc du dégoût tout en étant indispensables. Ces tabous sociaux ont une fonction de clivage psychologique et de protection de la santé mentale.
Influences sur la réalité du travail : le cas des salariés de maison de retraite
Le travail des soignants auprès des personnes âgées rappelle constamment la mort et la finitude de l’être humain. Il est donc intéressant d’étudier les mécanismes de défense mis en place par ces travailleurs pour braver ces tabous sociaux et se confronter aux sensations de dégoût.
Ghislaine Doniol, dans un article paru en 2009 (2) consacré à « l’engagement paradoxal des aides à domicile face aux situations repoussantes » démontra que la principale défense consistait en une prise de conscience du sens de leurs tâches et de leur caractère d’indispensabilité. Il s’agit pour elles de prendre la responsabilité de faire ce qui est nécessaire et qui risquerait de ne pas l’être sans leurs interventions.
Par ailleurs, pour se confronter au réel du travail, l’auteur (au travers des concepts de la psychodynamique du travail) relève, comme dans le cas de l’amnésie collective en rapport aux juifs, que l’oubli tient une place prépondérante : le salarié apprend à se couper des perceptions qui pourraient entraîner le dégoût, démontrant ainsi que les expériences créent des formes d’inconscience sociale bloquant l’arrivée des représentations susceptibles d’empêcher la poursuite du travail, à la conscience.
Ces refoulements, ces dénis de ses perceptions ont bien entendu des coûts psychiques individuels et collectifs qui nécessitent la participation de chaque salarié du groupe de travail pour les maintenir dans la négation. Cette construction précaire des mécanismes défensifs est fragile et peut se trouver mise à mal par le moindre changement organisationnel.
(1) E.C. Hugues, Good people and dirty work, in Social problems, Vol 10, n°1, p3-11, 1962
(2) Doniol Gh, « L’engagement paradoxal des aides à domicile face aux situations repoussantes », Travailler, 22