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Souffrances au travail: un cas de fibromyalgie
Dans son dernier livre Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, Marie Pezé revient sur le cas d’une femme dénommée Fatima. D’origine marocaine, Fatima lui est présentée comme illettrée ; à 48 ans, elle travaille comme femme de ménage pour cinq employeurs et souffrirait depuis plusieurs mois de fibromyalgie.
La situation première
Le quotidien professionnel de Fatima consiste à réaliser des tâches d’entretien au sein d’une école maternelle, dans les cages d’escalier de deux immeubles, ainsi que chez deux particuliers. Ses journées sont rythmées par de nombreux déplacements entre ses lieux de travail et d’importantes contraintes de temps : deux heures maximum pour nettoyer tel lieu, puis se trouver à une heure précise sur l’autre site où elle ne dispose à nouveau que de très peu de temps, etc…
En janvier 1999, Fatima est victime d’une violente chute dans un escalier. Depuis, elle se plaint de multiples douleurs que les rhumatologues consultés ne parviennent pas à expliquer. Elle se soumet à de nombreux examens : radiographies, scanner, scintigraphie osseuse, électromyogramme, IRM… Après un an, les douleurs ne sont toujours pas étayées, le médecin conseil de la sécurité sociale émet l'hypothèse d'une fibromyalgie et suspend le versement de ses indemnités journalières.
La précarité de la fibromyalgie
Fatima est submergée par une multitude de symptômes douloureux touchant l'ensemble de son corps. Les protocoles de soins s’enchaînent, combinant et associant les traitements antalgiques et psychotropes.
Les problèmes et contraintes administratives se multiplient : auprès de la sécurité sociale, de ses employeurs, de ses créanciers. Elle est licenciée, ses dettes augmentent, la sécurité sociale répète les expertises : aux douleurs s’ajoute la peur de ne pouvoir nourrir les siens et de perdre son logement.
Notre système médical n’entend que les douleurs corporelles, sépare le corps du psychisme et tente de faire coller des symptômes au tableau d’une maladie connue. Mais tout comme la pensée ne se situe pas seulement dans le cerveau, la souffrance ne s’inscrit jamais uniquement dans le corps. C’est l’individu dans son entier qui est touché. Pour comprendre la souffrance de Fatima, il faut entendre son histoire, comprendre son état d’épuisement physique et psychique avant la chute dans l’escalier.
Son histoire
Fatima est née au Maroc. En dépit de bons résultats scolaires, on l’oblige à cesser ses études à onze ans parce que, dans sa famille, seuls les fils sont autorisés à étudier. Elle est contrainte de rester à la maison et d’aider sa mère. Ses sœurs sont mariées, ses frères deviennent ingénieurs ; elle-même est mariée à un homme de vingt ans son aîné, lequel l’arrache à sa famille brutalement et l’emmène en France. Elle subit une sexualité forcée.
En France, son mari ne trouve aucun travail, il ne fait pas face à la situation et ne protège pas sa famille (Fatima a désormais deux enfants). Contrairement à ce qu’on lui a appris, elle – la femme, l'épouse, la mère – se retrouve seul pilier des siens. Elle décide de travailler. Mais elle n’a pas de diplôme et ne parle pas français : sa seule option est de devenir femme de ménage.
Pendant des années, Fatima enchaîne les heures de travail, s’investit dans des tâches d'entretien qui nécessitent minutie, patience, rapidité, force physique et auto-contrôle. « Il faut bien le faire, répète Fatima. Je tiens la maison de la femme qui travaille. Grâce à moi, elle travaille la tête libre. » (p. 97)
Analyse
En tant que femme de ménage, le travail de Fatima est d’emblée invisible. Son rôle est justement de faire disparaître (saleté, poussière, tâche) et de donner l’image de l’ordre. Elle travaille toujours seule, sans possibilité de recourir à un collectif, sans moyen de parler, et sans regard sur son activité : « Dans ce travail, la souffrance naît surtout du décalage entre le recours à l’inventivité, à l’intelligence du corps sans laquelle on ne pourrait faire le travail et l’absence de regard sur le travail. » (p. 97)
L’absence de regard professionnel répète l’absence de regard porté sur sa scolarité durant son enfance. À nouveau, ses identités ont été confisquées, comme ses parents qui ont détruit son désir d’apprendre, sa possibilité de construire son propre avenir, comme son mari qui l’a contrainte à renier ses liens avec sa famille, à taire sa culture et son pays en l'obligeant à immigrer, et enfin, comme ses employeurs et les médecins qui ont nié son mal-être, ses douleurs, ses souffrances, refusant de la reconnaître comme malade.
Pendant toutes ces années, Fatima a fait face, « elle tient le coup », refusant d’entendre les premiers signes de douleurs et de souffrances envoyés par son corps et son psychisme. C'est dans cet état de perpétuelles tensions et de lutte contre soi que la chute dans l’escalier est arrivée, elle a tout fracassé, entraînant Fatima dans une névrose post-traumatique : cauchemars à répétition, peur incontrôlée de tomber à nouveau, peur de s’endormir, reviviscence de la scène de la chute, crises d’angoisse…
Après avoir écouté le parcours de sa patiente et retracé son histoire, Marie Pezé parvient à cerner l'usure physique et mentale de sa patiente au moment de l'événement traumatique qui l'a fait basculer dans la fibromyalgie. Commence alors le processus de réparation.
Étapes de guérison
En situation de précarité, les traitements antalgiques sont inefficaces et le travail thérapeutique impossible. La première étape fut donc de permettre à Fatima de retrouver une situation sociale. Après de très nombreuses démarches et l'aide du service « Unité de douleurs » de l'hôpital de Nanterre, elle obtient son classement en invalidité de type 1, compatible avec une reprise de travail à temps partiel et permettant le déclenchement des assurances de crédits. Puis le contact avec son médecin du travail conduit à son inaptitude définitive. Cette reconnaissance médico-sociale entame le processus de réparation et stabilise sa précarité.
Commence alors un long travail thérapeutique amenant Fatima à penser à nouveau pour et par elle-même. Elle parvient enfin à parler de son enfance, à reconnaître ce qui lui a été enlevé, puis à analyser son ancienne situation professionnelle et à comprendre la répétition de l’absence de regard sur elle.
La renaissance
À chaque séance, Fatima arrive avec ses écrits, en arabe. Phrase après phrase, elles cherchent ensemble la traduction la plus juste. Progressivement, la mise en sens du verbe permet la reconstruction identitaire.
Le livre de Fatima devient une œuvre à part entière, l’écriture permet l’amélioration nette de la douleur, l’imaginaire reprend le dessus sur le réel. Marie Pezé multiplie les contacts et envoie le manuscrit au ministère qui lui retourne une lettre de félicitations.
Fatima a appris le français, elle est désormais autonome et traduit elle-même ses écrits. Munie de son manuscrit, elle arpentera les allées du salon du livre, jusqu’à ce qu’un éditeur la contacte. Prière à la lune sortira aux éditions Bachari en 2007, une émission lui sera consacrée sur France Inter, une souscription est même ouverte pour financer ses études.
En septembre 2007, Fatima est entrée à l’université Paris X-Nanterre, en DAEU (diplôme d’accès aux études universitaires).
Conclusion
Pour Marie Pezé, cela ne fait aucun doute : « Si, dans un premier temps, le travail perd nos patients, c’est bien le travail qui les sauve. Le travail thérapeutique d’abord, sur leur psyché et leur corps. Le travail avec l’équipe de soins ensuite […] Un emploi enfin, ou un statut social, qui leur rend une place parmi les autres et les usages de leur corps. Pour Fatima, le travail de l’écriture. » (p. 105)