Difficulté de lecture : 4 / 5
Les suicides dans la Police : une réalité souvent niée
Le suicide constitue la preuve la plus extrême de la souffrance humaine. L’étude de sa prise en charge par les différents niveaux hiérarchiques constitue donc un moyen de mesurer la force des mécanismes organisationnels de dénégation.
Une question non investie
En France, peu de recherches ont été conduites sur la question des suicides au travail dans la Police Nationale, notamment parce que les autorités gouvernementales communiquent très peu sur ces données dites ‘sensibles pour la sécurité intérieure’.
L’une des dernières études menées sur ce thème remonte à l’année 2001. Elle fut conduite par la sociologue F. Mezza-Bellet (1) et fit suite à une initiative de l’Orphelinat Mutualiste de la Police Nationale. On y apprend notamment que «Sur une période de référence de 10 ans, le taux de suicide des policiers montre des variations en fonction des années, de l'âge, du sexe et du mode opératoire par rapport à la population générale» et que mise à part «l'année 1996 où le suicide des policiers a été largement médiatisé, le nombre de suicides est resté important. Depuis, aucune Statistique officielle n'est diffusée et seuls les témoignages sont révélateurs du fait que le suicide touche encore ce façon non négligeable le milieu policier».
Dans une chronique d’avril 2010 (2), basée sur une enquête de Franck Cognard conduite en 1999, France Info révèle l’ampleur du phénomène : « On a beaucoup parlé des suicides à France Télécom, mais le taux de suicide dans la police y est deux fois plus important : 16 pour 100.000 à France Télécom, 35 pour 100.000 dans la police. Chaque semaine, un policier se suicide : c’est une moyenne observée depuis des années... ».
Pourquoi nier ?
La police fait partie des métiers dits ‘à risque’ et dans lesquels le travail implique une mise en danger physique et psychique. Ainsi, pour travailler, il faut «lutter contre la perception consciente du danger […] et la retourner comme un gant […] et ériger en contre-feu une 'culture de la virilité', seule position psychique permettant de tourner en dérision le danger»(3).
La culture professionnelle des agents de la force publique se base donc en partie sur l’acquisition des valeurs de force et de courage, et leur évaluation constante par le collectif au travers d’épreuves à répétition. Seul celui qui démontre ces traits de personnalité est reconnu comme membre du groupe ou comme le disent les policiers, ‘de la famille’.
Au niveau individuel, ce culte de la virilité permet l’acquisition d’une identité socialement construite, entrant directement en interaction avec l’identité sexuelle de l’individu. Ces identités sociales sont symboliquement liées à la posture héroïque pour les hommes et à celle du sacrifice et du don de soi pour les femmes.
Au niveau groupal, la lutte contre le sentiment de peur est érigée en stratégie de défense permettant au collectif de fonctionner. Toutefois, si cette posture permet au psychisme individuel et groupal de faire face aux dangers du travail, elle entraîne en contre partie, un déni collectif interdisant tout expression de faiblesse et de souffrance.
Le rôle de l’organisation et de la hiérarchie : du soutien au harcèlement
Dans ces professions à risque, le rôle de l’organisation et de la hiérarchie est primordial : les pratiques managériales qui tiennent compte des difficultés du métier peuvent en effet amener le groupe à débattre collectivement des moyens à mettre en œuvre pour y faire face et à élaborer des règles de métier, bases de toutes pratiques déontologiques.
A l’opposé, une hiérarchie qui refuse de se saisir des difficultés de ses salariés, contraint le collectif à recourir plus profondément et plus intensément aux stratégies de défense et de négation, lesquels entraînent parfois des dérives éthiques dans la conduite du travail et peuvent amener le collectif à entrer dans une situation de harcèlement contre celui ou celle qui viendrait remettre en question les pratiques professionnelles.
Cet individu, perçu comme une menace pour l’équilibre du collectif, risque alors d’être persécuté par le groupe : disparition des savoirs faire sociaux (bonjour, au revoir, merci), tutoiement sans réciprocité, humiliation, injure, isolement etc… Désigné comme bouc émissaire du groupe, il subit alors une situation de harcèlement moral.
Pour l’individu victime de telles pratiques, il est indispensable que la hiérarchie se soit dotée d’une organisation qui sache reconnaître la situation de maltraitance : si les différents responsables alertés demeurent dans une position de négation de la réalité, ils entrent eux-mêmes dans la situation de harcèlement qui devient alors transversale. « En effet, dans chaque récit de situation de maltraitance au travail, vient toujours le moment du constat de la défaillance de l’analyse du travail réel, de la défaillance du management » (Marie Péze).
L’individu se trouve alors dans une situation de mobbying au sens de la définition de Leymann « situation communicative qui menace d’infliger à l’individu de graves dommages, psychiques et physiques […] constituée d’agissements hostiles qui, pris isolément, pourraient sembler anodins, mais dont la répétition a des effets pernicieux » (4).
Prévention et prise en charge des risques psychosociaux
Une rapide recherche sur la réalité des suicides au sein de la Police Nationale semble indiquer un faible investissement des pouvoirs publics sur la question, qui représente pourtant la preuve la plus dramatique des souffrances professionnelles.
Il est également important de noter que la pertinence d’une intervention des autorités sur ce champ ne relève pas seulement d’une problématique sociale ou médicale mais aussi d’une responsabilité légale et fonctionnelle puisque le ministère de l’Intérieur est l’employeur des fonctionnaires de police.
L’ensemble des questions relatives à la santé (physique et psychologique) des salariés dans leur travail a émergé récemment au travers des problématiques des risques psychosociaux. La mise en œuvre d’une étude sérieuse sur leurs réalités au sein de la Police Nationale serait donc un premier pas vers la reconnaissance des difficultés du métier et la construction d’une politique de prévention et de prise en charge.
(1) F. Mezza-Bellet, Suicides et vie professionnelle: Les risques du métier, Revue de l'orphelinat, Janv 2001, n°494
(2) Article de F. Cognard pour France Info « Police Nationale, ces suicides dont on ne parle pas », 20 nov. 2009
(3) M. Pezé, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés, Journal de la consultation « Souffrance et Travail » 1997-2008 », Ed. Pearson, 2008
(4) H. Leymann, « Mobbying », Ed. Le Seuil, 1996