Les conduites à risque de l'adolescent

De toutes les classes d'âge, l'adolescence est certainement celle qui interroge le plus les professionnels du soin psychique et plus généralement la société toute entière. Alors qu'elle est fantasmée comme un moment privilégié, où le jeune déroule son existence dans un milieu protégé, elle est en réalité emplie de dangers. Nombreux sont ainsi les adolescents qui mettent à mal par leur comportement toutes les protections instaurées par l'autre, adulte. Quels sens ont ces prises de risque ? Qu'espèrent-ils acquérir sur le plan de l'identité qui doive se faire par une hypothèque récurrente de celle-ci ? Et surtout comment l'accompagner dans cette traversée ?
 

L'adolescent voit son identité d'enfant, en fait éphémère, remise en complet chantier. Comme toute rénovation, celle-ci passe par une déconstruction de ce qui précédait. Il vit un processus fondé sur le deuil de son précédent statut. Comme tout renoncement, celui-ci se soutient d'un résultat imaginé supérieur à l'état abandonné. Il s'accompagne d'une profonde douleur. Confronté à l'effondrement de son identité, il fait l'expérience d'une angoisse vitale. 

Si tous ne traversent pas l'adolescence de manière bruyante, il n'en demeure pas moins que les remaniements en cours ne seraient supportés par aucun adulte. Le psychisme de ceux-ci s'est empressé en effet d'oublier le parcours accompli, une fois le résultat obtenu. La dynamique adolescente est violente et emporte son souvenir avec sa résolution. Elle est donc difficile à se représenter pour les parents qui peinent donc à trouver du sens aux comportements de leurs enfants.
 

Devant la tension que les jeunes ressentent, ils ne peuvent faire face que par le biais du projet. L'objectif qu'ils visent, fut-il flou, les oriente et les rassure quand ils font l'expérience de marcher dans le "champ de ruines" de l'état antérieur qu'ils abandonnent. Dès lors toute leur énergie libidinale est exploitée et sert l'instauration d'une nouvelle identité. Quand l'enfant s'affirme dans l'opposition, l'adolescent recourt pour se construire à l'acte qui est en sus un moyen d'évacuer sa tension. De plus, tout acte laisse une trace dans le réel susceptible d'affiner les limites de l'identité. Si l'adulte se raconte en langage, l'adolescent se décrit en acte. Pour peu que les actions qu'il réalise présentent un certain danger, il est dès lors en mesure de s'en reconnaître supérieur. Il n'est pas encore défini mais il domine le risque. Le rapport au danger lui permet donc de se positionner sur une échelle, il le classe.
 

Adultes, nous avons une définition restrictive du risque. Nous entendons par risque tout ce qui pourrait avoir une résultante négative sur la vie. Pour le jeune, le risque est quasi contraire, loin d'atteindre à la vie, il lui donne sens. Le rapport au risque est sa première expérience de conflictualisation et de mise en forme de son existence. Est à risque pour lui tout ce qui comporte l'enjeu d'une meilleure définition de soi. Dans le risque, il se confronte au désir d'un autre. Toute prise de risque, interroge une volonté, souvent inconnue, de le sauver. Il semble nous dire par ses comportements dangereux, assortis d'une certaine fierté : "s'il ne m'arrive rien, c'est que quelqu'un ne veut pas qu'il m'arrive quelque chose". Il met inconsciemment à l'épreuve l'amour protecteur d'un autre, probablement le parent.
 

Ce fonctionnement est à rapprocher de l'ordalie antique qui consistait, pour les prêtres, à se jeter d'une falaise pour remettre leur destin entre les mains d'un dieu. En fonction, du résultat de l'entreprise, la foi se trouvait infirmée ou confirmée. L'essence de ce rite est qu'un autre, ici divin, serve de point d'accroche à l'identité qui se forme. La société a évolué et ce mécanisme, à l'œuvre dans bon nombre de rites initiatiques, s'est emparé de tous les comportements pouvant mettre en jeu la vie : conduite alcoolisée, non-port du casque, sexualité non protégée, insouciance sur la voie publique…

L'adolescent vient ainsi tester l'amour inconditionnel de l'enfance. Une catégorie des adolescents ordaliques (les plus à risques) sont d'ailleurs à reconnaître comme des enfants qui ont rencontré une problématique grave quant à la certitude d'être aimé. Mais sous des formes atténuées, quels qu'ils soient, ils remettront tous ce savoir en question. 

De plus, la société actuelle leur réclame qu'ils s'insèrent dans une culture du risque et de l'innovation. Dans cet espace social, l'être, qui se doit d'être à la pointe est questionné par le faire. Les jeunes ont ainsi à leur disposition pour scénariser leurs problématiques une offre pléthorique de situations périlleuses valorisées (saut à l'élastique, sports extrêmes,…).
 

Pour qu'il acquière sa valeur identitaire, le risque doit se dérouler devant témoins. Il devient alors le ciment du groupe. Chacun pour y appartenir passe par une épreuve qui le rend digne d'être l'égal de ses pairs. De fait, les risques pris par un adolescent se restreignent souvent à ceux le plus fréquemment rencontrés au sein de son groupe d'appartenance : toxiques pour les jeunes hommes hétérosexuels, VIH pour les jeunes gays, grossesses non-désirées pour les jeunes filles, accidents pour les sportifs. En réalité, ces risques sont pour chacun de ces groupes ce qui les identifie. Toutefois, les modifications à l'œuvre n'excluent pas le passage d'une tribu vers une autre et la réactualisation des comportements.
 

Aucune maturation ne peut se faire sans moments de tension et surprotéger un adolescent pris dans ces attitudes ne fait souvent que les renforcer. Derrière ces manifestations, il est en demande d'amour, non pas sur le plan de la démonstration mais bien plus sur celui de son intériorisation. Refuser absolument de se rendre les témoins, c'est-à-dire psychiquement les complices de ses actions est la première attitude à adopter. Il convient aussi de ne pas banaliser ses actes, il serait contraint d'en augmenter la dangerosité pour retrouver les bénéfices qu'il espère. De plus, il y percevrait un désintérêt contraire à l'amour qu'il met à l'épreuve. Il est probablement plus efficace de mettre en valeur ses attitudes responsables et de lui faire sentir qu'elles sont tout autant de nature à arrimer sa recherche identitaire, et positivement puisqu'elles ne devraient pas attirer sur lui ce qu'il redoute en réalité le plus : perte d'un ami, handicap, …

Toutefois, s'il continue à se mettre en péril ou que sa problématique s'inscrit dans la durée, le renvoi vers un professionnel est fondamental. En effet, avec l'adolescent la marge de manœuvre utile est parfois très restreinte et il serait préjudiciable qu'il se trouve enfermé au long cours dans un processus qui n'a de sens que s'il est transitoire. En effet relatif à un passage, étendu dans le temps, il indique que le jeune et son développement se sont arrêtés. Or, il est alors toujours plus simple de soutenir et d'accompagner une dynamique avant qu'elle ne se soit stoppée et rigidifiée.