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Est-ce mal de se mettre en colère ?
Parmi les questions fréquemment posées aux ‘psy’, celles concernant la colère sont récurrentes : « Est-ce mal d’exprimer sa colère ? Ressentir de l’agressivité est-il un aveu de faiblesse ? »
Agir expressif versus agir compulsif
Avant d’aller plus loin dans le développement de la fonction de la colère, il est nécessaire de revenir sur les notions d’agir expressif et d’agir compulsif. En effet, alors que le dernier renvoie à l’acte, et plus précisément au passage à l’acte envers autrui ou soi-même, le premier se situe dans le champ de la dramaturgie.
« L’agir expressif, c’est la façon dont le corps se mobilise au service de la signification, c’est-à-dire au service de l’acte de signifier à autrui ce que vit le ‘Je’ » (1). En des termes plus simples, il correspond à la façon dont sont dits les mots, aux différents moyens utilisés par le corps pour transmettre le message à autrui.
Essentiel à la compréhension du sens, l’agir expressif est également une façon d’agir sur son interlocuteur, et donc de le transformer au travers du dialogue intersubjectif. Ainsi, en mobilisant le corps (dans notre culture : arrêt brutal de la parole ou cri, accélération ou blocage de la respiration, yeux rouges fixant autrui…), la dramaturgie de la colère permet de signifier à l’autre son état, puis dans un second temps, de lui faire connaître ses propres limites de tolérance émotionnelle.
La fonction de la colère
La colère, comme toutes les émotions humaines, mobilise l’ensemble du corps du sujet et en modifie donc l’équilibre interne (respiration, sueur, tremblement, rougeur, sécheresse de la bouche, trouble intestinal…). Outre la perte évidente de puissance illocutoire, l’incapacité à transformer la colère en agir expressif, empêche le rééquilibrage de l’homéostasie tout autant qu’elle supprime la possibilité de poser ses limites à l’autre.
Sans barrière, l’autre aura alors tout loisir d’entrer dans un mode de relation sadique qu’il en soit conscient ou non, et dont le risque majeur sera précisément de se situer en deçà des limites psychiques de l’individu. Dans la relation, l’autre devient alors intrusif : il violente le corps par une effraction du ‘je’.
La colère apparaît donc, non seulement comme une émotion humaine naturelle, mais surtout comme un élément majeur dans le dialogue pour la préservation de l’identité et de la santé de chacun d’entre nous.
Sans colère ?
Si l’on est prêt à admettre la fonction princeps de l’agir expressif de colère, alors il faut aussi entrevoir que nul ne peut sortir sans dommage de son inhibition. En effet, incapable d’affirmer ses limites, l’effraction de soi devient inévitable et aboutit nécessairement à des ressentis d’étouffement : « je ne peux plus le sentir », « il m’étouffe », « j’ai besoin d’air », « besoin de respirer, de souffler »…
L’accroissement de la tension risque d’aboutir au passage à l’acte, c’est-à-dire à la crise : perdant la maîtrise de soi, le sujet craque. L’énergie hostile, en raison d’une inhibition trop marquée, peut également se retourner contre soi et se traduire par un retournement de la colère: dévalorisation, irritabilité, dépression…
Plus grave encore, lorsque l’inhibition est structurelle (par exemple, dans le cas d’un patient dont les parents ne disposaient pas de la capacité à exprimer leur propre colère), elle peut conduire à une somatisation tout à fait dramatique : Dejours relate notamment le cas d’une patiente qui avait développé un cancer du poumon (dont l’une des fonctions dans l’économie érotique porte sur le champ de la respiration, elle-même liée culturellement à l’expression de la colère comme vu ci-dessus).
(1) Christophe Dejours, Le corps, d’abord, Petite Bibliothèque Payot, p 37.