Pourquoi la perversion narcissique n’existe pas

Le terme de « pervers narcissique » a envahi les discours médiatiques, les livres de développement personnel et les réseaux sociaux. Il est devenu un diagnostic populaire, souvent utilisé pour désigner une personne manipulatrice, froide, toxique, voire dangereuse. Pourtant, en psychanalyse, cette expression n’a aucun fondement théorique rigoureux. Elle est le résultat d’un glissement sémantique entre deux concepts très différents : la perversion, d’un côté, et le narcissisme, de l’autre. Pourquoi la « perversion narcissique » ne désigne-t-elle pas un véritable type de personnalité ? Et que se cache-t-il derrière ce succès de langage ?
Un amalgame entre deux registres cliniques distincts
Dans la théorie psychanalytique, la perversion et le narcissisme sont deux notions qui appartiennent à des logiques différentes. La perversion est une structure clinique au même titre que la névrose ou la psychose. Elle repose sur le déni du manque et une certaine organisation défensive face à la castration symbolique. Le narcissisme, en revanche, renvoie à un registre du développement du moi et à un mode de rapport à l’estime de soi. L’idée d’un pervers narcissique mélange ces deux plans, souvent sans discernement théorique, ce qui produit un terme flou et séduisant… mais erroné.
Un concept popularisé hors du champ analytique
Le succès du terme « pervers narcissique » est largement dû à des ouvrages de vulgarisation dans les années 1990-2000, notamment en lien avec les violences psychologiques dans le couple. Il a permis à de nombreuses victimes de mettre des mots sur des relations destructrices. Mais ce succès populaire s’est fait au prix d’une simplification excessive des dynamiques psychiques. En psychanalyse, on parle de personnalités narcissiques pathologiques, de relations d’emprise, de jouissance perverse, mais jamais d’un “type clinique” pervers narcissique. Cette étiquette, trop large, empêche souvent une vraie compréhension du lien et du conflit psychique en jeu.
Un effet de disqualification plutôt qu’une mise en sens
Qualifier quelqu’un de “pervers narcissique” revient souvent à le réduire à une identité figée, toxique et irrécupérable. Ce terme, devenu quasi accusatoire, empêche toute écoute de la complexité psychique. Il court-circuite la logique transférentielle qui est au cœur de toute démarche analytique. Il ne s’agit pas de nier les souffrances provoquées par certaines relations, mais de refuser les raccourcis qui transforment des mécanismes psychiques en pathologies morales. Parler de « perversion narcissique », c’est souvent nommer une douleur réelle à travers un prisme simplifié, sans permettre au sujet de penser ce qu’il vit — ni de le transformer.
Les vraies questions posées par les relations d’emprise
Si la « perversion narcissique » n’existe pas comme structure, les relations toxiques, elles, existent bel et bien. Elles méritent une analyse fine : qu’est-ce qui se rejoue dans ces dynamiques ? Quelle part inconsciente amène un sujet à rester dans une relation destructrice ? La psychanalyse ne cherche pas des coupables, mais des répétitions, des positions subjectives, des conflits internes. Elle permet d’interroger ce qui, dans le sujet, rejoue une scène de domination, de rejet, ou de toute-puissance — non pour culpabiliser, mais pour sortir d’une position d’impuissance.
Nommer autrement pour penser autrement
Sortir de l’expression « pervers narcissique », c’est faire un pas vers plus de précision, de responsabilité et de liberté intérieure. C’est reconnaître que les souffrances relationnelles ont des causes psychiques profondes, souvent partagées, et qu’elles demandent autre chose qu’une étiquette figée. C’est aussi s’autoriser à travailler sur soi, au-delà de la haine ou de la fascination. Car penser en psychanalyse, c’est toujours résister aux étiquettes, aux simplifications, et faire place au sujet, dans toute sa complexité.